36.
La confiance
L’atmosphère s’est détendue, une rumeur plus enjouée a parcouru l’assemblée.
J’ai interrogé Jamie du regard. Il a haussé les épaules.
— Jeb essaie de rétablir une situation normale. Cela a été deux jours pénibles. L’enterrement de Walter…
J’ai grimacé.
J’ai vu Jeb faire un grand sourire à Jared. Après quelques instants de résistance, Jared a lâché un soupir en levant les yeux au ciel. Il a tourné les talons et a quitté la salle en courant.
— Jared a rapporté un nouveau ballon ? a demandé quelqu’un.
— Génial ! s’est exclamé Wes, à côté de moi.
— Jouer au football ! a maugréé Trudy entre ses dents.
— Pourquoi pas. Si cela permet d’évacuer les tensions…, a répondu Lily.
Elles parlaient à voix basse, mais j’entendais les autres voix, plus loin, plus fortes :
— Vas-y doucement cette fois avec la balle, a lancé Aaron à Kyle, en lui tendant la main pour l’aider à se lever.
Kyle a accepté l’offre et s’est levé lentement. Une fois dressé de toute sa hauteur, il touchait presque les lampes.
— Le dernier ballon avait une faiblesse, a répliqué Kyle avec un sourire. Un défaut de fabrication.
— Je nomme Andy comme capitaine ! a crié quelqu’un d’autre.
— Et moi, Lily ! a répliqué Wes en se levant et s’étirant.
— Andy et Lily !
— Oui, Andy et Lily !
— Je prends Kyle, a lancé aussitôt Andy.
— Alors moi, je prends Ian, a contre-attaqué Lily.
— Jared.
— Brandt.
Jamie s’est levé et s’est mis sur la pointe des pieds pour paraître plus grand.
— Paige.
— Heidi.
— Aaron.
— Wes.
La sélection a continué. Jamie a rayonné de fierté quand Lily l’a choisi dans son équipe alors qu’il restait encore plusieurs adultes. Même Maggie et Jeb ont été sélectionnés. Il y avait parité exacte, jusqu’à ce que Lucina revienne avec Jared, accompagnée de ses deux garçons qui bondissaient d’excitation. Jared avait dans les mains un ballon flambant neuf ; il l’a tenu à bout de bras et Isaiah, l’aîné, s’est mis à sauter dans l’espoir de le faire tomber de la main de l’adulte.
— Gaby ? a demandé Lily.
J’ai secoué la tête et j’ai désigné ma jambe.
— Ah oui, c’est vrai.
Je suis plutôt bonne au foot, a grommelé Mel. Enfin, je l’étais…
Je peux à peine marcher !
— Je vais rester sur le banc pour cette fois, a déclaré Ian.
— Non ! a protesté Wes. Ils ont Kyle et Jared. On est fichus sans toi !
— Va jouer, Ian, lui ai-je dit. Je vais…. tenir le score.
Il m’a regardé, les lèvres pincées.
— Je ne suis pas vraiment d’humeur à m’amuser.
— Ils ont besoin de toi, Ian
Il a reniflé d’un air de dédain.
— Allez Ian ! l’a pressé Jamie.
— J’ai très envie de voir le match, ai-je dit. Mais si une équipe a un trop gros avantage sur l’autre, c’est moins drôle.
— Gaby, tu es vraiment la plus mauvaise menteuse que j’aie jamais rencontrée !
Mais il s’est levé et a commencé à s’étirer les muscles avec Wes.
Paige a installé les buts : deux lanternes au sol à chaque bout de la salle.
J’ai voulu me lever – j’étais au milieu du terrain. Personne ne m’a remarquée dans la faible lumière. L’atmosphère avait changé, il y avait de l’excitation dans l’air. Jeb avait raison. Cette partie était nécessaire, même si la proposition m’avait parue saugrenue de prime abord.
Je suis parvenue à me mettre à quatre pattes ; j’ai ramené ma jambe valide sous moi, pour prendre appui dessus et tenter de me relever. Le temps de déplacer ma jambe, mon genou blessé a supporté tout le poids de mon corps. J’ai serré les dents pour étouffer un cri de douleur. Puis, j’ai essayé de me lever. Mais je n’avais aucun équilibre…
Des mains puissantes m’ont rattrapée juste avant que je ne m’écroule face contre terre. J’ai relevé les yeux, un peu honteuse, pour remercier Ian.
Mais les mots sont restés bloqués dans ma gorge ; c’était Jared qui me tenait dans ses bras.
— Tu aurais dû demander de l’aide.
— Je… (J’ai dégluti.) Oui, j’aurais dû. Je ne voulais pas…
— Attirer l’attention ? (C’était une vraie question, pas une raillerie.)
J’ai claudiqué en direction de la sortie, en m’appuyant sur son épaule.
— Ce n’est pas ça, ai-je répondu. Mais je ne voulais pas qu’on m’aide par courtoisie, que quelqu’un se sente obligé de le faire. (Ce n’était pas très clair, mais il a compris l’idée générale.)
— Je ne pense pas que cela aurait dérangé Jamie ou Ian de te donner un coup de main.
J’ai tourné la tête pour les regarder. Dans la faible lumière, personne n’avait encore remarqué que j’étais partie. Ils se faisaient des passes avec la tête ; Wes s’est pris le ballon en pleine figure et tout le monde a ri.
— Ils s’amusent tellement… Je ne voulais pas les déranger.
Jared m’a observée. Je me suis aperçue que je souriais en regardant Jamie.
— Tu es très attachée à ce garçon.
— Oui.
Il a hoché la tête.
— Et à l’adulte ?
— Ian est… Ian me croit. Il veille sur moi. Il est si gentil… pour un humain. (« Presque autant qu’une âme », aurais-je aimé dire. Mais cela n’aurait pas sonné comme un compliment ici.)
Jared a émis un grognement.
— « Pour un humain ». Voilà une précision à laquelle je n’aurais pas pensé…
Il m’a déposée à côté de l’entrée. Il y avait un petit banc bien plus confortable que la roche nue.
— Merci, ai-je dit. Jeb a fait le bon choix, tu sais.
— Je ne suis pas de cet avis. (Le ton de Jared était plus doux que ses mots.)
— Merci aussi pour… pour tout à l’heure. Tu n’étais pas obligé de prendre ma défense.
— Je n’ai dit que la stricte vérité.
J’ai regardé le sol.
— C’est vrai que je n’ai fait de mal à personne ici. Du moins pas volontairement. Mais je t’ai fait du mal en venant ici. Et à Jamie aussi. Je regrette tellement.
Il s’est assis à côté de moi, l’air pensif.
— Pour tout dire… (Il a hésité à poursuivre.) Le gamin va mieux depuis que tu es là. Je ne l’avais plus entendu rire depuis longtemps.
On a écouté son rire cristallin qui s’élevait au-dessus de celui des adultes.
— C’est gentil de me dire ça. C’était ma grande inquiétude. J’avais tellement peur d’avoir causé des dégâts irréparables.
— Pourquoi ça t’inquiétait ?
Je l’ai regardé, perdue.
— Pourquoi aimes-tu ce petit ? a-t-il demandé, sa voix toujours chargée de curiosité, mais sans être inquisitrice.
Je me suis mordu les lèvres.
— Tu peux me le dire. Je ne vais pas… J’ai… (Les mots n’arrivaient pas à sortir.) Tu peux me le dire, s’est-il contenté de répéter.
La tête baissée, j’ai répondu :
— En partie parce que Melanie l’aime. (Je n’ai pas levé les yeux pour voir s’il avait tressailli en entendant ce prénom.) J’ai les mêmes souvenirs qu’elle. Émotionnellement, c’est un facteur très puissant… Et puis j’ai rencontré Jamie en chair et en os… Comment pourrais-je ne pas l’aimer ? Il fait partie de moi. Chaque parcelle de mon corps l’aime, chaque cellule. J’ignorais qu’un hôte pouvait avoir une telle influence sur moi. Peut-être est-ce particulier aux corps humains… Peut-être est-ce particulier à Melanie…
— Elle te parle ? (Il gardait un ton neutre, mais je percevais son émotion.)
— Oui.
— Souvent ?
— Quand elle le veut. Quand ce qui se passe à l’extérieur l’intéresse.
— Aujourd’hui, par exemple ?
— Non, pas beaucoup. Elle m’en veut à mort, en fait.
Il a lâché un rire sous le coup de la surprise.
— Elle t’en veut ? Pourquoi ?
— Parce que je… (Je m’aventurais en terrain dangereux.) Comme ça, pour rien.
Il a reconnu le mensonge et a aussitôt fait le lien :
— Oh, pour Kyle. Elle voulait qu’on lui fasse la peau ! (Il a encore ri.) Évidemment !
— Elle peut se montrer assez violente, parfois, ai-je reconnu, en souriant pour adoucir le reproche dans mes paroles.
Mais Jared n’y a rien vu de péjoratif.
— Ah oui ? Comment ça ?
— Elle veut que je me défende, que je rende coup pour coup. Mais je… je ne peux pas. Je ne sais pas me battre.
— C’est le moins qu’on puisse dire. (Il a touché mon visage tuméfié du bout du doigt.) Je suis désolé de t’avoir fait ça.
— N’importe qui aurait eu la même réaction à ta place. Je sais ce que tu as ressenti.
— Mais toi, tu n’aurais pas…
— Si j’étais humaine, j’aurais agi comme toi. En plus, je ne pensais pas à ça. Je faisais allusion à mes rapports avec ma Traqueuse.
Jared s’est raidi.
J’ai souri à nouveau pour le rassurer.
— Mel voulait que je l’étrangle. Elle hait vraiment cette Traqueuse. Et je n’arrive pas à le lui reprocher.
— Elle te cherche encore. Apparemment, elle a dû rendre l’hélicoptère. C’est déjà ça.
J’ai fermé les yeux et serré les poings. J’ai dû faire appel à toute ma volonté pour retrouver une respiration normale.
— Je n’avais pas peur d’elle auparavant, ai-je murmuré. Je ne sais pas pourquoi elle me terrifie autant maintenant. Où est-elle ?
— Ne t’inquiète pas. Hier, elle sillonnait la grande route de long en large. Elle ne te retrouvera pas.
J’ai acquiescé, voulant y croire.
— Peux-tu entendre Mel, en ce moment ? a-t-il demandé doucement.
J’ai fermé les yeux.
— Je sens sa présence. Elle nous écoute. Attentivement.
— Tu entends ses pensées ? (Il parlait avec un filet de voix à peine audible.)
C’est ta chance, ai-je dit à Mel. Que veux-tu que je lui dise ?
Pour une fois, elle se montrait prudente. La situation la déconcertait. Pourquoi ? Pourquoi te croit-il maintenant ?
J’ai ouvert les yeux ; Jared me regardait avec intensité, retenant son souffle.
— Elle veut savoir ce qui t’a fait changer d’avis… pourquoi tu nous crois, à présent.
Il est resté silencieux un moment.
— Une accumulation de détails. Tu as été si… si gentille avec Walter. Je croyais que seul Doc pouvait avoir autant de compassion. Et tu as sauvé la vie de Kyle, tu es revenue le chercher alors que n’importe qui l’aurait laissé tomber dans le trou pour sauver sa peau… d’autant plus qu’il a voulu te tuer… Et puis, tu ne sais pas mentir ; à ce point, c’est terrifiant ! (Il a ri de nouveau.) Longtemps, je me suis dit que c’étaient autant de faux-semblants faisant partie d’un vaste piège. Peut-être demain me réveillerai-je de nouveau avec cette certitude…
Mel et moi avons frémi.
— Mais quand ils t’ont attaquée aujourd’hui, je me suis rebiffé. J’ai vu en eux tout ce que je ne voulais pas voir chez moi. Je me suis rendu compte qu’en mon for intérieur je te croyais, que je le niais par pure obstination. Par cruauté. Je te crois, en fait, depuis… depuis la première nuit où tu t’es interposée pour me protéger de Kyle. (Il a lâché un autre rire, comme si Kyle ne pouvait représenter un danger.) Mais je suis meilleur menteur que toi. Je parviens même à me mentir à moi-même.
— Elle espère que tu ne changeras pas d’avis. Elle a peur que tu reviennes en arrière.
Il a fermé les yeux.
— Mel…
Mon cœur tambourinait dans ma poitrine. C’était la joie de Melanie qui l’emballait, pas la mienne. Il devait avoir deviné que je l’aimais. Après ses questions à propos de Jamie, il devait avoir compris.
— Dis-lui que… que ça n’arrivera pas.
— Elle t’entend.
— Comment ça se passe ? Quelle sorte de connexion avez-vous ?
— Elle entend ce que j’entends, voit ce que je vois.
— Ressent ce que tu ressens ?
— Oui.
Son nez s’est froncé. Il a touché mon visage, doucement, une caresse.
— Tu n’imagines pas comme je regrette…
Ma peau s’est mise à brûler à son contact. C’était une bonne chaleur, mais ses mots brûlaient encore plus. Bien sûr, il était désolé de l’avoir frappée, elle, Melanie. Cela ne devait pas me mettre ainsi dans tous mes états…
— Allez, Jared ! Viens !
On a relevé la tête. C’était Kyle. Il semblait parfaitement à l’aise ; jamais on n’aurait dit qu’il avait joué sa vie quelques instants plus tôt. Peut-être était-il certain de l’issue du procès ? Peut-être était-il d’une nature optimiste ? En tout cas, j’étais totalement invisible à côté de Jared.
Pour la première fois, je me suis aperçue que tout le monde nous observait.
Jamie avait un sourire satisfait. Ce rapprochement entre Jared et moi lui faisait plaisir. Avait-il raison de s’en réjouir ?
Comment ça ?
Que voit-il quand il nous regarde ? Sa famille. Sa famille à nouveau réunie…
C’est bien le cas, non ?
Avec une pièce rapportée qui, en plus, n’est pas la bienvenue.
Mais mieux acceptée de jour en jour.
Espérons-le…
Je te comprends, a admis Melanie. Je suis heureuse que Jared sache que j’existe encore, mais je n’aime pas qu’il te touche.
Et moi, j’aime bien trop ça… Ma peau fourmillait, là où Jared m’avait effleurée. Je suis désolée.
Je ne t’en veux pas. Enfin, je sais que je ne devrais pas t’en vouloir.
Merci, Mel.
Jamie n’était pas le seul à nous regarder.
Jeb avait un petit sourire intrigué.
Sharon et Maggie nous observaient avec des yeux étincelants d’outrage. Les deux femmes avaient exactement la même expression, à tel point que Sharon, malgré sa peau lisse et ses cheveux roses, paraissait aussi vieille que sa mère.
Ian était inquiet. Il avait les yeux plissés, et semblait sur le point de venir à ma rescousse pour s’assurer que Jared ne me tourmentait pas. Je lui ai adressé un sourire pour le rassurer. Il ne m’a pas souri en retour, mais je l’ai vu lâcher un grand soupir.
Je ne pense pas que c’est ça qui l’inquiète, a dit Mel.
— Tu l’écoutes en ce moment ? (Jared s’était levé, mais scrutait toujours mon visage.)
Sa question m’a empêchée de demander à Mel ce qu’elle voulait dire.
— Oui, ai-je répondu.
— Que dit-elle ?
— Elle a remarqué que les autres n’apprécient pas ton changement d’état d’esprit à mon égard. (J’ai désigné la tante et la cousine de Melanie. Elles m’ont tourné le dos avec une synchronisation exemplaire.)
— Ce sont deux vieilles acariâtres !
— Très bien ! a lancé Kyle en se tournant vers le ballon qui trônait au milieu d’une flaque de lumière. On gagnera sans toi !
— J’arrive ! (Jared m’a lancé un regard plein de regret – enfin, à Mel et moi – et est parti en courant rejoindre son équipe.)
Je n’étais pas la meilleure marqueuse qui soit. Il faisait sombre et j’avais du mal à distinguer la balle de mon banc. Je ne voyais d’ailleurs guère plus les joueurs, sauf lorsqu’ils traversaient une zone éclairée. Je me fiais aux réactions de Jamie, selon ses cris de victoire ou ses lamentations. Les secondes étant plus fréquentes que les premiers.
Tout le monde jouait. Maggie gardait le but dans l’équipe d’Andy et Jeb était le goal de celle de Lily. Tous les deux étaient très bons. Je voyais leurs silhouettes grâce aux lampes qui faisaient office de poteaux de but ; ils virevoltaient avec grâce, comme s’ils avaient dix ans de moins. Jeb n’avait pas peur de plonger pour arrêter un tir, mais Maggie était plus efficace sans avoir recours à de telles acrobaties. Elle semblait un aimant qui attirait le ballon. Chaque fois que Ian ou Wes tirait… tchac ! la balle atterrissait dans ses mains.
Trudy et Paige ont quitté la partie après une demi-heure de jeu et sont passées devant moi, bavardant comme deux écolières excitées. Qui aurait cru qu’on avait commencé la matinée par un procès ? Mais j’étais heureuse de voir que ce moment pénible appartenait au passé.
Les deux femmes ne sont pas restées longtemps absentes. Elles sont revenues les bras chargés de barres de céréales. La partie s’est arrêtée. Jeb a sifflé la mi-temps et tout le monde s’est rué vers les friandises, pour petit-déjeuner.
Au début, cela a été une vraie mêlée au milieu du terrain, pendant la distribution des victuailles – presque une foire d’empoigne.
— Tiens Gaby ! a lancé Jamie en s’extirpant du groupe, les mains pleines de barres énergétiques, une bouteille d’eau sous chaque bras.
— Merci. Tu t’es bien amusé ?
— Ouais ! Dommage que tu n’aies pas pu jouer.
— La prochaine fois.
— Tiens…
Arrivée de Ian, les mains pleines aussi de barres de céréales.
— Je t’ai pris de vitesse ! a lancé Jamie.
— Oh…, a articulé Jared en arrivant en troisième position. (Lui aussi avait des friandises plein les mains.)
Ian et Jared ont échangé un long regard.
— Où est passée toute la bouffe ? a crié Kyle. (Il était juché sur une caisse retournée, et sondait la salle du regard, à la recherche du coupable.)
— Attrape ! a répondu Jared en lançant les barres une à une, comme des couteaux.
Kyle les a saisies au vol et s’est approché pour voir si Jared n’en gardait pas pour lui.
— Tiens, a dit Ian en lui donnant la moitié de sa part, sans regarder son frère. Maintenant, tire-toi !
Kyle a ignoré sa remarque. Pour la première fois de la journée, le géant m’a regardée. Ses iris restaient dans l’ombre. Son visage étant en contre-jour, je ne parvenais à décrypter son expression.
Je me suis recroquevillée ; ma cage thoracique a protesté contre ce mouvement brusque et j’en ai eu le souffle coupé.
Jared et Ian, protecteurs, m’ont couvert de leur stature, comme deux rideaux de scène.
— Tu as entendu ce que Ian t’a dit ? a lancé Jared.
— Je peux dire quelque chose d’abord ? (Il me scrutait dans l’interstice entre les deux hommes.)
Personne n’a répondu.
— Je ne regrette rien, m’a dit Kyle. Je pense toujours avoir fait ce que je devais faire.
Ian a poussé son frère. Kyle est revenu à la charge.
— Attends, je n’ai pas fini !
— Si, tu as fini ! a lancé Jared. (Il avait les poings serrés ; la peau à la jointure de ses doigts pâlissait.)
Tout le monde regardait la confrontation. Un grand silence est tombé dans la salle ; toute la joie de la partie s’était envolée.
— Non, je n’ai pas fini, a repris Kyle en levant les mains dans un geste d’apaisement. Je ne crois pas que j’avais tort, mais une chose est sûre : tu m’as sauvé la vie. Je ne sais pas pourquoi, mais tu l’as fait. Alors, je te dois une vie. Je ne te tuerai donc pas et nous serons quittes.
— Pauvre crétin ! a lâché Ian.
— Qui a le béguin pour le mille-pattes, frérot ? Qui est le crétin ici ?
Ian a levé les poings et s’est avancé.
— Je vais te répondre, Kyle ! suis-je intervenue en haussant la voix plus que je ne l’aurais voulu. (Mais j’ai obtenu l’effet escompté : Ian, Jared et Kyle m’ont regardé bouche bée, oubliant pour un temps leur querelle.)
D’un coup, j’ai ressenti une bouffée de panique. Je me suis éclairci la gorge.
— Je ne t’ai pas laissé tomber dans le trou parce que… parce que je ne suis pas comme toi. Et je n’ai pas dit : « Comme les humains. » Car il y en a plusieurs ici qui auraient réagi de la même façon que moi. Il y a des gens bien ici. Des gens comme ton frère, comme Jeb, comme Doc. Je dis que je ne suis pas comme toi, en tant qu’individu.
Kyle m’a regardée pendant une minute puis s’est mis à glousser.
— Houla ! a-t-il lâché, en ricanant toujours. (Il a tourné les talons, ayant reçu le message cinq sur cinq, et est parti vers les bouteilles d’eau.) Une vie contre une vie. On est quittes ! a-t-il lancé sans se retourner.
Je n’étais pas certaine de son serment. Pas certaine du tout. Les humains étaient experts dans l’art du mensonge.